lundi 25 octobre 2010

Au choix


"Enfin, pendant un été où il n'avait pu se baigner, ni demeurer longtemps au grand air, il avait vu en pleine lumière les caractères véritables de la vie des drogués : elle est rangée, casanière, pantouflarde. Une petite existence de rentiers qui, les rideaux tirés, fuient aventures et difficultés. Un train-train de vieilles filles, unies dans une commune dévotion, chastes, aigres, papoteuses, et qui se détournent avec scandale quand on dit du mal de leur religion."

Pierre Drieu la Rochelle, Le feu follet, Gallimard, 2009, p.47.

"Dubourg était devenu égyptologue depuis peu, en même temps qu'il s'était marié. Alain avait vu, non sans ironie, se pacifier l'ancien compagnon de ses ivrogneries. Quelle défaite avait-il cherché dans ces papyrus ? Que faisait-il d'une femme et de deux filles ? Qu'était-ce que cette solitude encombrée ?"

Idem, p. 75.

vendredi 22 octobre 2010

Pénétrer dans cette nuit


"Je l'avais vue pénétrer dans cette nuit, s'y faire son chemin, par extraordinaire silencieux, d'une table à l'autre, avec cette majesté venue d'une planète différente que donne la volonté de cultiver un écart de propos délibéré."

Antoine Blondin, Monsieur Jadis ou l'école du soir, Gallimard, 2004, p. 153.

lundi 11 octobre 2010

Petits perfectionnements


"- (...) Tenez, il va partir pour Blangy à la fin de cette semaine. Vous ne croiriez pas qu'il a déjà son aller-retour de chemin de fer, son parcours d'autobus dans les Courriers Picard, sa chambre d'hôtel retenue. Il a beau s'y rendre chaque année pour la Toussaint, il trouve le moyen d'introduire de petits perfectionnements dans son voyage. Il n'aime pas s'embarquer sans biscuits, n'est-ce pas Albert ?
- Il n'y a pas de honte, dit Quentin avec une intonation d'excuse. Mais tu ne devrais pas dévoiler mes secrets comme cela.
Il ressentait brusquement la mesquinerie de ces préparatifs, tout ce qu'ils masquaient de vide, de soumission au côté formel des choses. Si c'était là un secret, il était piètre.
- Il n'y a que de petites manies, dit-il."

Antoine Blondin, Ibidem, p. 144

vendredi 8 octobre 2010

Partir à chaud



L'honnète homme, qui aura vu le film d'Henri Verneuil et en aura tiré les conclusions qui s'imposent, ira séance tenante se plonger dans le livre d'Antoine Blondin. Il y trouvera toutes les instructions nécessaires à la suite des opérations.

"Et puis, il faut bien reconnaître que la tentation de prendre la route, où la provocation se combine à la rédemption, est ardente chez l'ivrogne. Se retrouver en Normandie après une nuit pareille ne manquait pas de style. J'étais parti à chaud."


Antoine Blondin, Un singe en hiver, La table ronde, 1959, p. 55 .

lundi 4 octobre 2010

Cabré de surprise



"Le lendemain matin je m'éveillai de très bonne heure. Il faisait encore assez sombre quand j'ouvris les yeux et longtemps après seulement j'entendis la pendule sonner cinq heures dans l'appartement au-dessous de moi. Je voulus me remettre à dormir, mais il me fut impossible de retrouver le sommeil, j'étais de plus en plus réveillé et je pensais à mille choses. Soudain il me vint à l'esprit une ou deux bonnes phrases, appropriées à une esquisse, un feuilleton, de délicates trouvailles de style dont je n'avais jamais encore rencontré les pareilles. Etendu dans mon lit, je me répète ces mots et je les trouve remarquables. Peu à peu d'autres viennent s'y ajouter; tout à coup je suis complètement réveillé, je me mets sur mon séant et je prends mon papier et mon crayon sur la table derrière mon lit. C'est comme si une veine avait éclaté en moi; un mot suit l'autre, ils s'ordonnent, s'enchaînent, logiquement se forment en situations; les scènes s'entassent les unes sur les autres, les actions et les répliques surgissent dans mon cerveau, et j'éprouve un étrange bien-être. J'écris comme un possédé et je remplis une page après l'autre sans un instant de répit. Les pensées tombent sur moi si soudainement et continuent d'affluer avec une telle abondance que je perds une foule de détails accessoires : je ne parviens pas à les écrire assez vite, bien que je travaille de toutes mes forces. L'inspiration persiste à me presser, je suis tout plein de mon sujet et chaque mot que j'écris m'est comme dicté. Cela dure, cela dure un temps délicieusement long avant que cesse ce moment étrange. J'ai quinze, vingt pages écrites devant moi, sur mes genoux, quand je m'arrête enfin et pose mon crayon. Si vraiment ces papiers avaient quelque valeur, j'étais sauvé! Je saute du lit et je m'habille. Le jour grandit, je puis distinguer à demi l'avis du directeur des Phares, là-bas, près de la porte, et, devant la fenêtre, il fait déjà si clair qu'à la rigueur je pourrais y voir pour écrire. Et immédiatement je me mets en devoir de recopier mes feuillets. De ces fantaisies monte une vapeur singulièrement dense de lumière et de couleurs. Je me cabre de surprise devant de bonnes choses, l'une suivant l'autre, et je me dis à moi-même que jamais je n'ai rien lu de meilleur. La tête me tourne de contentement, la joie me gonfle et je me sens remis à flot. Je soupèse mon écrit dans la matin et, sur place, je le taxe à cinq couronnes, à première vue. Il ne viendrait à l'idée de personne de marchander pour cinq couronnes. Bien au contraire, il fallait convenir que même à dix couronnes, c'eût été donné, compte tenu de la qualité de la matière. Je n'avais pas l'intention de faire gratis un travail aussi original. A ma connaissance on ne trouvait pas des romans de ce calibre à tous les coins de rue. Et je m'arrêtai à dix couronnes."

Knut Hamsun, La Faim, PUF - Le Livre de Poche, 2010, pp. 52-53